Taxes parafiscales : commentaire de l’arrêt CJCE « GEMO » du 20 novembre 2003 [1]
I Les faits de l’espèce sont relativement simples.
La loi nº 96-1139, du 26 décembre 1996, relative à la collecte et à l’élimination des cadavres d’animaux et des déchets d’abattoirs, insère dans le code général des impôts un article 302 bis ZD instituant une taxe pour toute personne réalisant des ventes de viande au détail.
Le produit de la taxe est destiné à un fonds chargé de financer la collecte et l’élimination (l’équarrissage) des cadavres d’animaux et des déchets d’abattoirs impropres à la consommation (le fonds est géré par le Centre national pour l’aménagement des structures des exploitations agricoles, le code rural précise que l’activité en question est une mission de service public relevant de la compétence de l’Etat).
Doivent adhérer à cette collecte obligatoire : les propriétaires et détenteurs de cadavres d’animaux ou de lots de cadavres d’animaux pesant au total plus de 40 kg et les abattoirs sans condition de poids.
Pour procéder à la Collecte et à l’élimination de ces déchets, le Préfet passe des marchés de service public. Le mode de rémunération des opérations dont l’exécution est confiée au titulaire du marché est exclusive de toute rémunération perçue auprès des usagers du service public (article 264-2 du code rural).
En résumé, est instituée une taxe due par tous les vendeurs de viande. Le produit de cette taxe affectée permet le paiement de la collecte et de l’équarrissage des déchets produits par l’abattage et la transformation des viandes.
En somme, les revendeurs de viande paient une partie des frais engendrés par des opérations antérieures à la vente (au profit des éleveurs et des abattoirs pour la collecte et l’équarrissage des carcasses).
II Procédure et argumentaire : la contrepartie du service rendu.
La société « GEMO » commercialise des viandes et des produits à base de viande en France. Assujettie à la taxe, elle fait valoir que celle-ci est contraire au droit communautaire, notamment à l’article 93, paragraphe 3, du traité (l’article 88§3, ex article 93§3 prescrit aux Etats la notification préalable de leurs régimes d’aides sous peine d’illégalité).
« GEMO » réclame à l’administration fiscale française le remboursement des sommes versées par elle au titre de ladite taxe.
L’administration refuse. Le tribunal administratif de Dijon donne raison à « GEMO » et ordonne la restitution de la taxe. Le ministère de l’économie introduit un recours devant la Cour administrative d’appel de Lyon.
Cette dernière estime que le dispositif issu de la loi n° 96-1139 ne saurait être regardé comme une aide aux entreprises d’équarrissage dès lors que la rémunération qui leur est servie par l’État représente le prix des prestations qu’elles effectuent.
Toutefois, étant donné que le service public de l’équarrissage assure gratuitement pour les éleveurs et les abattoirs la collecte et l’élimination des cadavres d’animaux et des déchets d’abattoirs, il pourrait être susceptible de soulager une filière de production d’une charge qui lui incomberait normalement et pourrait constituer de ce fait une aide d’État au sens de l’article 92 du traité.
La Cour d’appel sursoit à statuer et pose à la Cour de justice des Communautés européennes une question préjudicielle visant à savoir si la nouvelle taxe instituée par le Code général des impôts peut être regardée comme une aide d’Etat au sens de l’article 87§1.
Le raisonnement de la Cour d’appel est le suivant : dans un premier temps, elle estime que la taxe payée par les revendeurs de viande ne saurait être regardée comme une aide aux équarrisseurs qui ne font que recevoir une rémunération en contrepartie d’un service rendu (collecte et équarrissage). Elle ne répondrait donc pas selon une jurisprudence abondante et constante à une aide d’Etat [2], mais au règlement d’un service rendu, qui plus est, à une mission de service public.
Dans un second temps, la Cour s’interroge sur le fait que le caractère gratuit du service pourrait soulager la filière de production d’une charge qui devrait normalement lui incomber.
Commentaires :
La première partie du raisonnement quoique logique est spécieuse car acquitté par les revendeurs de viande (filière distribution), le produit de la taxe bénéficie en fait aux collecteurs et transformateurs de viande (filière distribution).
La disqualification de la notion d’aide au titre de la notion de service rendu n’est donc pas pertinente car celui qui acquitte la taxe ne bénéficie pas du service rendu (contrairement à la filière production, la filière distribution ne bénéficie pas du service rendu en contrepartie de la taxe versée).
La Cour d’appel relève d’ailleurs cette faille dans la seconde partie de son raisonnement (le soulagement de la filière production d’une charge lui incombant normalement).
III Les conclusions de la Cour de Justice :
Au vu de l’arrêt de renvoi, la Cour interprète comme suit la question qui lui est posée : « il y a lieu de comprendre la question posée comme demandant en substance si l’article 92, paragraphe 1, du traité doit être interprété en ce sens qu’un régime tel que celui en cause au principal, qui assure gratuitement pour les éleveurs et les abattoirs la collecte et l’élimination des cadavres d’animaux et des déchets d’abattoirs, doit être qualifié d’aide d’État ».
A la réponse à cette question, la Cour pose trois préalables servant de base à son raisonnement:
-L’objectif de la mesure est d’imposer et de rendre gratuite pour les usagers du service la collecte et l’élimination des cadavres d’animaux et des déchets d’abattoirs reconnus impropres à la consommation humaine et animale.
-Les usagers du service sont les propriétaires et détenteurs de cadavres d’animaux ou de lots de cadavres d’animaux pesant au total plus de 40 kg et les abattoirs (filière production). Ils sont des usagers captifs dans la mesure où ils sont tenus de recourir aux entreprises d’équarrissage puisqu’il leur est interdit d’enfouir, de jeter en quelque lieu que ce soit ou d’incinérer ces cadavres ou ces déchets d’abattoirs.
-Les entreprises chargées de l’exécution du service public de l’équarrissage après appel d’offre du préfet ne peuvent percevoir aucune rémunération auprès des usagers (donc de la filière production) [3].
Par cette troisième précision, la Cour précise que le service rendu ne peut être acquitté par l’usager. La cour relève donc bien le décalage existant entre le bénéficiaire du produit de la taxe et le bénéficiaire réel du service rendu grâce à la taxe. Après avoir écarté la disqualification de la notion d’aide pour cause de service rendu, la Cour n’a plus qu’à se raccrocher à sa jurisprudence constante, à savoir :
1/ sur l’origine et la forme de l’aide, rappel d’une jurisprudence classique : il n’y a pas lieu de distinguer entre les cas où l’aide est accordée directement par l’État et ceux où elle est accordée par l’intermédiaire d’un organisme public ou privé, désigné ou institué par cet État comme en l’espèce [4].
D’autre part, les pouvoirs publics étant à l’origine de la mesure, peu importe que sa réalisation se fasse via une entreprise privée. Dans la mesure où le gouvernement français ne conteste pas non plus le fait que les ressources utilisées soient des ressources d’Etat, l’origine de l’aide instituée est donc bien étatique.
La forme de l’aide importe peu, il suffit que la mesure allège les charges qui grèvent normalement le budget des entreprises [5]. En l’espèce, il est clair que les bénéficiaires de l’aide (filière production) vont bénéficier de la gratuité d’un service inhérent à leur activité et jusqu’alors payant [6].
2/ l’aide doit avoir un caractère sélectif (elle doit favoriser certaines entreprises ou productions).
Malgré les efforts du gouvernement tendant à démontrer que la taxe ne profite pas uniquement aux éleveurs et abattoirs, la Cour considère à juste titre qu’ils en seront les principaux bénéficiaires [7].
3/ Pour ce qui est de la condition d’entrave aux échanges et à la concurrence, la Cour estime conformément à sa jurisprudence que l’allégement de charge en faveur des éleveurs et abattoirs va se répercuter sur le coût final de la viande et que, ce produit faisant l’objet d’échanges, la distorsion de concurrence est avérée.
Au final, la réponse de la Cour à la question préjudicielle est sans surprise :
« L’article 92, paragraphe 1, du traité CE (devenu, après modification, article 87, paragraphe 1, CE) doit être interprété en ce sens qu’un régime tel que celui en cause au principal, qui assure gratuitement pour les éleveurs et les abattoirs la collecte et l’élimination des cadavres d’animaux et des déchets d’abattoirs, doit être qualifié d’aide d’État ».
IV Intérêt de l’arrêt.
-Cet arrêt apporte un nouvel exemple sur la notion de service rendu qui vient préciser a contrario qu’une taxe dont le produit est affecté à un service rendu reste une aide d’Etat lorsque celui qui acquitte la taxe n’est pas le bénéficiaire du service rendu et ce même si la taxe est bien la contrepartie d’un service rendu (pour être admise à ce titre, la taxe devait porter sur le secteur de la production et viser les éleveurs et les abattoirs).
-L’arrêt vient également si cela était nécessaire confirmer la précarité des taxes parafiscales affectées et les conséquences désagréables pouvant résulter de leur absence de notification à la Commission européenne.
-L’arrêt marque enfin une nouvelle manifestation du principe « Pollueur/ Payeur ». Ce principe n’est pas explicitement cité dans la lettre de l’arrêt dont l’attendu 32 doit cependant attirer l’attention : « En effet, de l’activité développée par ces entreprises résultent des produits et des résidus inutilisables et surtout nuisibles pour l’environnement, dont l’élimination incombe aux responsables de leur production ».
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Sources :
[1] Arrêt préjudiciel du 20 novembre 2003 AFF C-126/01 « Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie et GEMO SA, non encore publié au recueil.
[2] A titre d’exemple, voir les points 16 à 21 de l’arrêt CJCE du 7 février 1985 « ADBHU » AFF 240/83.
[3] Comme précisé ci avant, l’exécution confiée au titulaire du marché est exclusive de toute rémunération perçue auprès des usagers du service public (article 264-2 du code rural).
[4] Point 23 de l’arrêt, voir par exemple, le point 12 de l’arrêt CJCE du 7 juin 1988, « Grèce/Commission », AFF n°57/86, Rec. p. 2855.
[5] Pour un exemple, voir le point 25 de l’arrêt CJCE du 19 septembre 2000, « Allemagne/Commission », AFF C-156/98, Rec. p. I-6857.
[6] Voir les points 30 et s.. de l’arrêt.
[7] Idem points 36 à 39.