Par François Gagnaire, Consultant Aides d’Etat Conseil
RÉSUMÉ : lorsque l’Etat intervient en faveur d’une entreprise par le biais de la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique (en l’occurrence la fiscalité), le critère de l’investisseur privé n’est pas forcément inopérant. En effet, ce n’est pas la forme de l’aide ou ses modalités de mise en œuvre qui importent mais ses effets sur la concurrence. Encore faut-il dans cette hypothèse, pour que le critère de l’investisseur privé puisse s’appliquer et, amener éventuellement à la conclusion d’une absence d’aide, que l’opération d’investissement envisagée par l’Etat et mise en œuvre (financée) au moyen d’une prérogative de puissance publique (renonciation à impôt) soit clairement établie préalablement ou simultanément à l’intervention et non a posteriori via une méthode probatoire de type inductive. Dans cette hypothèse, les conditions d’applicabilité du critère de l’investisseur privé sont réunies et il ne reste plus qu’à vérifier ses conditions d’application. Si tel n’est pas le cas, l’opération doit s’assimiler à une aide d’Etat mise en œuvre via une prérogative de puissance publique. Les conditions d’applicabilité du critère de l’investisseur privé ne sont pas réunies et a fortiori ses conditions d’application. |
Les faits : Les faits à l’origine de cette affaire remontent à 2002 et ont déjà donné lieu à un contentieux complexe.
Pour les simplifier à l’extrême, on peut dire que l’Etat français a procédé à la restructuration du haut de bilan d’EDF (entreprise 100% publique) en lui abandonnant des dettes fiscales. Cet abandon s’était matérialisé via un aménagement comptable consistant à requalifier des dotations liées à l’entretien du réseau et à les transférer dans la rubrique « dotations en capital non soumises à l’impôt sur les sociétés » alors que de par leur nature elles auraient dû être soumises à cet impôt.
Le contentieux original :
L’Etat français va avancer que ces dotations en capital par abandon de dettes fiscales étaient des investissements justifiés par les perspectives de rentabilité d’EDF et non des aides d’Etat. La Commission va considérer quant à elle qu’une autorité publique ne peut pas utiliser l’argument de bénéfices qu’elle pourrait retirer d’une entreprise dont elle est propriétaire pour justifier d’une aide octroyée par le biais de prérogatives de puissance publique dont elle dispose en tant qu’autorité fiscale vis-à-vis de cette même entreprise. La Commission reproche finalement à l’Etat Français d’avoir in fine utilisé la fiscalité pour recapitaliser son entreprise. Cette forme d’aide n’étant pas accessible à un opérateur privé (ci-après OP), elle rejette l’utilisation du critère correspondant (son applicabilité) et considère qu’il s’agit bien d’une aide d’Etat dont seule la compatibilité doit être examinée.
Le Tribunal va en juger autrement. Selon lui, le fait que l’Etat soit intervenu en faveur d’une entreprise publique via une prérogative de puissance publique n’obère pas de la possibilité qu’il soit cependant intervenu en tant qu’actionnaire de l’entreprise. La Cour dans son Arrêt de la Cour du 5 juin 2012 « Commission c/ EDF », (AFF. C-124P) va confirmer la position du Tribunal en procédant au préalable à une discrète mais profonde évolution de sa jurisprudence.
Rappel du droit : Le point 77 de la Communication relative à la notion d’« aide d’État » visée à l’article 107, paragraphe 1, du TFUE en date du 19 juill. 2016 dispose que : « Aux fins de l’application du critère de l’opérateur en économie de marché , seuls les bénéfices et les obligations liés au rôle de l’État en qualité d’opérateur économique, à l’exclusion de ceux qui sont liés à sa qualité de puissance publique, sont à prendre en compte. En effet, le critère de l’opérateur en économie de marché ne s’applique normalement pas si l’État agit en tant que puissance publique et non en tant qu’opérateur économique. Pris au pied de la lettre, cet article implique que certaines interventions qui utilisent des modalités relevant typiquement de prérogatives de puissance publique ne devraient a priori pas non plus pouvoir être examinées à l’aune du critère de l’OP. En effet, La formulation retenue semble englober indistinctement les finalités et les modalités de l’intervention de l’Etat. Même si, après avoir utilisé une formule affirmative, le point 77 introduit une « nuance » en utilisant l’adverbe « normalement » puis le conditionnel dans sa dernière phrase. L’arrêt EDF du 5 juin 2012 va confirmer cette brèche.
Le raisonnement de la Cour s’effectue en deux temps. Elle rappelle tout d’abord que l’article 107§1 n’établit pas de distinction fondée sur les causes ou sur les objectifs des interventions étatiques mais une distinction fondée sur leurs effets. Si seuls comptent les effets de l’aide, le critère de l’OP devrait trouver à s’appliquer à toute situation dans laquelle l’avantage concédé par l’Etat ne l’est pas sous forme de subventions et doit être démontré.
Cependant, dans la pratique décisionnelle de la Commission et dans la jurisprudence de la Cour, les aides relevant de prérogatives de puissance publique dont les aides fiscales sont l’archétype, échappent à l’application du critère de l’OP car, à partir du moment où la sélectivité de l’aide fiscale est avérée (en l’occurrence, l’aide ne s’adresse qu’à EDF), la Commission n’a pas besoin de démontrer (utilisation du critère de l’OP) qu’elle confère un avantage à l’entreprise ; la sélectivité de l’aide suffit à cette démonstration. La situation est proche de celle des appels d’offres contenant des obligations de politique publique ou des prérogatives de puissance publique . Autre obstacle, la mise en œuvre de l’OP nécessite de comparer le comportement de l’Etat avec celui qu’aurait adopté un opérateur privé comparable. Or, aucun OP ne détient le pouvoir fiscal.
Dans un second temps, la Cour va contourner cet obstacle du référent opérateur privé comparable placé dans des circonstances identiques en soulignant que l’article 107§1 évoque des aides « sous quelque forme que ce soit ». Là encore, la Cour procède à une réinterprétation de sa jurisprudence car la formule « sous quelque forme que ce soit » ne renvoyait jusqu’à présent qu’à la forme de l’aide (subventions, rabais…) et pas à ses conditions de mise en œuvre via des prérogatives de puissance publique porteuses d’une présomption irréfragable d’existence d’une aide d’Etat.
Ce n’est désormais plus le cas et même si l’Etat utilise des prérogatives de puissance publique afin d’aider une entreprise, il aura la possibilité de prouver (via le critère de l’OP) qu’il l’a fait en tant qu’actionnaire et pas en tant que puissance publique : « Par conséquent, l’applicabilité du critère de l’investisseur privé dépend, en définitive, de ce que l’État membre concerné accorde en sa qualité d’actionnaire, et non pas en sa qualité de puissance publique, un avantage économique à une entreprise lui appartenant » (point 81 de l’arrêt).
Par cet arrêt fondamental du 5 juin 2012, la Cour écarte les présomptions liées à la forme de l’aide et plus largement à ses conditions de mise en œuvre et en conclue que l’Etat peut intervenir en faveur d’une entreprise via des moyens relevant de prérogatives de puissance publique sans que cette intervention soit pour autant automatiquement une aide d’Etat. Nous le constaterons plus loin, cette possibilité est encadrée par des conditions strictes.
Suites de l’arrêt du 5 juin 2012
Suite à cet arrêt confirmant la décision du Tribunal d’annuler sa première décision, la Commission prend une seconde décision (n°2016/154) en date du 22 juillet 2015
Elle y considère que le renoncement à une ressource fiscale au profit d’une seule entreprise constitue « prima facie » une mesure sélective en faveur d’EDF.
Elle constate également que cette intervention fiscale est assimilée par les autorités françaises comme une dotation supplémentaire en capital. L’argument principal de la France est bien en effet que la forme de l’aide (prérogative de puissance publique via renoncement au recouvrement d’un impôt) ne doit pas s’assimiler à sa finalité, à savoir une augmentation de capital qui est, elle, typique d’une mesure pouvant être prise par un OP et remplissant donc les conditions d’applicabilité du critère de l’OP.
Considérant ensuite que la Cour dans son pourvoi ne s’est prononcée ni sur l’applicabilité du critère de l’OP ni sur ses conditions d’application, la Commission se penche sur la condition d’applicabilité à l’aune des précisions apportées par la Cour dans son pourvoi.
Il en résulte selon la Commission au point 154 de sa décision que : « La très grande majorité des éléments qui précèdent indiquent clairement que la [République française] n’a pas pris, préalablement ou simultanément à l’octroi de l’avantage économique résultant du non-paiement de l’impôt sur les sociétés, la décision de procéder, par l’exonération d’impôt, à un investissement dans EDF. De ce fait, le principe de l’investisseur privé avisé en économie de marché n’apparaît pas applicable à cette mesure. Les considérations qui suivent, relatives à l’application du principe de l’investisseur privé avisé en économie de marché, présentent donc un caractère subsidiaire ».
La suite de la décision tend à démontrer qu’effectivement les conditions d’application du critère ne sont pas réunies.
L’arrêt du 16/01/2018
Le second moyen invoqué par EDF par lequel celle-ci fait valoir en substance que c’est à tort que la Commission a considéré que le critère de l’investisseur privé n’était pas applicable en l’espèce, se subdivise en cinq branches dont les trois premières apportent des réponses à la condition d’applicabilité du critère de l’OP.
Par la 1ère branche du second moyen EDF reproche à la Commission de ne pas avoir suffisamment pris en compte les documents qu’elle lui avait transmis et ce, à l’encontre de son devoir de diligence. Ces documents tendaient à prouver l’applicabilité du critère de l’investisseur privé.
Le Tribunal rejette en reconnaissant à la Commission une certaine latitude dans l’examen des pièces qui lui sont fournies surtout si lesdites pièces ne sont pas pertinentes ou manquent d’intérêt ou de précision dans le contexte de l’affaire : « Il s’ensuit qu’il n’incombait pas non plus à la Commission, au titre de son obligation de motivation, de prendre position, dans la décision attaquée, sur chacun des documents lui ayant été transmis par EDF » (point 151 de l’arrêt).
Par la seconde branche du second moyen (point 177 à 199), EDF met en avant une confusion de la Commission entre les conditions d’applicabilité du critère de l’investisseur privé et celle de son application. Au titre de l’applicabilité du critère EDF met en avant le fait que l’Etat serait intervenu comme pourrait le faire un investisseur privé via la recapitalisation d’une entreprise. Les conditions d’application tendraient à vérifier la pertinence économique de l’opération.
La Cour rejette cette dichotomie : d’une part parce que l’opération ne serait in fine pas une opération de recapitalisation mais une aide sous forme de renoncement à l’impôt et d’autre part et plus fondamentalement parce qu’ : « En d’autres termes, il ne suffit pas à l’État d’alléguer qu’il a pris la décision de procéder à un investissement et que la mesure ressortit à sa qualité d’actionnaire, mais il lui incombe de l’établir sans équivoque et sur la base d’éléments objectifs, vérifiables et contemporains ». (point 194 de l’arrêt)
Au titre d’une soi-disant confusion entre critères d’applicabilité et critères d’application, EDF met en avant le fait que la Commission a erronément procédé, au titre de l’examen de l’applicabilité du critère, à une appréciation de l’augmentation de la rémunération de l’État français ainsi que la rentabilité de la mesure (qualifiée à tort par EDF d’« investissement »), ces critères relevant en effet, selon elle, de l’application du critère. Or la Cour le rappelle qu’elle a jugé que : « Peuvent notamment être requis, à cet égard (applicabilité du critère ajouté par nous), des éléments faisant apparaître que cette décision est fondée sur des évaluations économiques comparables à celles que, dans les circonstances de l’espèce, un investisseur privé rationnel se trouvant dans une situation la plus proche possible de celle dudit État membre aurait fait établir, avant de procéder audit investissement, aux fins de déterminer la rentabilité future d’un tel investissement ».
« En revanche, des évaluations économiques établies après l’octroi dudit avantage, le constat rétrospectif de la rentabilité effective de l’investissement réalisé par l’État membre concerné ou des justifications ultérieures du choix du procédé effectivement retenu ne sauraient suffire à établir que cet État membre a pris, préalablement ou simultanément à cet octroi, une telle décision en sa qualité d’actionnaire » (point 197) Il ne saurait dès lors être reproché à la Commission de s’être attachée, dès le stade de l’appréciation de l’applicabilité du critère, à la rentabilité de l’investissement allégué » (point 198).
En d’autres termes, les conditions d’application du critère qui peuvent intervenir au stade de ses conditions d’applicabilité en sont indissociables. En l’espèce l’utilisation prima facie de prérogatives de puissance publique oblige la Commission à se projeter dans les conditions d’application. Dans cette hypothèse, les deux séries de conditions deviennent interdépendantes sous réserve que la mesure prise sous forme de prérogative de puissance publique soit dès le départ de l’opération et non a posteriori motivée comme étant in fine la décision d’un investisseur privé. Cette motivation préalable ou simultanée interagit nécessairement sur les conditions d’application du critère de l’investisseur privé.
Par la troisième branche du second moyen (points 200 à de l’arrêt), EDF reproche à la Commission d’avoir exclu l’application du critère de l’investisseur privé en retenant pour ce faire que l’Etat est intervenu en sa qualité de puissance publique (renonciation à l’impôt) et simultanément en qualité d’investisseur (recapitalisation). In fine, cette confusion n’écarterait pas clairement l’intervention de l’Etat puissance publique. EDF considère pour sa part que c’est clairement l’Etat investisseur privé qui intervient et que la Commission a commis des erreurs factuelles et privilégié certains éléments au détriment d’autres.
La Cour répond en suivant le même argumentaire que pour la seconde branche du moyen : « En l’espèce, ni la République française ni EDF n’ont démontré que, préalablement ou simultanément à l’octroi d’un montant équivalant à celui de l’impôt auquel il était renoncé à l’occasion du reclassement en dotation en capital des droits du concédant, l’État français avait pris la décision de procéder, par la mesure effectivement mise en œuvre, à un investissement, ni qu’une telle décision avait été prise sur le fondement d’évaluations économiques préalables comparables à celles que, dans les circonstances de l’espèce, un investisseur privé rationnel se trouvant dans une situation la plus proche possible de celle dudit État membre aurait fait établir, avant de procéder audit investissement, aux fins de déterminer la rentabilité future d’un tel investissement » (point 234).
« S’il apparaît que de telles considérations d’actionnaire font défaut, l’applicabilité du critère de l’investisseur privé doit être écartée par la Commission » (point 233)
Conclusion : le fait que l’Etat intervienne en faveur d’une entreprise par le biais (sous la forme) d’une aide relevant d’une prérogative de puissance publique (exemple un abandon de dette fiscale) n’exclut pas nécessairement l’applicabilité du critère de l’investisseur privé et par conséquent, la possibilité pour l’Etat de démontrer qu’il ne s’agit pas d’une aide mais d’une intervention raisonnée d’un investisseur privé. En effet, seuls les effets d’une aide doivent être pris en compte. En revanche, ce type d’intervention mené via des prérogatives de puissance publique devra nécessairement s’accompagner préalablement ou simultanément, le cas échéant, d’une explication (plan d’investissement ou autre) de la volonté de l’Etat d’intervenir comme le ferait un investisseur privé ne détenant pas par exemple le pouvoir fiscal. Ainsi, cette intervention via une prérogative de puissance publique se transformerait en simple opportunité d’intervention ne préjugeant pas de la nature de cette dernière. |