Par François GAGNAIRE, Consultant Aides d’Etat Conseil.
RÉSUMÉ : Depuis l’arrêt EDF du 5 juin 2012, la jurisprudence communautaire distingue les conditions d’applicabilité du critère de l’investisseur privé de ses conditions d’application. Ainsi que le prouve l’arrêt Duferco du 18/09/2018 cette distinction s’apparente plus à une source de complexification du critère qu’à une clarification de ce dernier. De surcroît, ce distinguo n’est que théorique car seules importent pratiquement au final les conditions d’application du critère dont la raison d’être est justement de vérifier si une intervention publique assimilable à une intervention privée au capital d’une entreprise s’apparente ou non à une aide d’Etat. La réponse à la question de savoir si le critère est ou non applicable à l’intervention en cause est déjà donnée dans le simple fait que l’intervention en cause puisse, en théorie, être assimilable à une intervention d’un investisseur privé.
Les faits : Les faits à l’origine de l’affaire Duferco n’ont dans le cadre de ce commentaire qu’une importance réduite. Le groupe Duferco qui produit et vend de l’acier s’implante en 2006 en Belgique. A la même époque, il noue un partenariat stratégique avec le groupe Novolipetsk (« NLMK »). Ce partenariat prend la forme d’une participation à hauteur de 50 % de la société mère du groupe NLMK dans une des holdings du groupe Duferco, à savoir « SIF ».
En 2011, le partenariat stratégique entre Duferco et NLMK prend fin et les deux groupes se partagent les actifs de SIF. Le groupe Duferco transfère les actifs conservés à Duferco Long Products SA (ci-après « DLP » ou « la requérante »). Les autres actifs restent au sein de SIF, devenue filiale à 100 % du groupe NLMK. Selon la région wallonne, DLP est une holding constituée uniquement pour accueillir les investissements parallèles de ses deux actionnaires, à savoir, d’une part, Duferco Industrial Investment SA (ci-après « DII ») et, d’autre part, le FSIH, filiale de la société publique Wallone de gestion et de participations.
En 2011, suite à divers articles de presse évoquant des aides de la région wallonne au groupe, la Commission demande des éclaircissements à la Belgique sur les interventions du FSIH entre 2003 et 2011. Il en ressort que le FSIH (holding financière de la Région Wallonne) est intervenu à plusieurs reprises en faveur du groupe Duferco, pour un total de 517M€.
L’une de ces interventions a consisté, en la participation, à l’été 2011, à une augmentation du capital de DLP à hauteur de 100M€, sur un total de 201M€, les 101M€ restants ayant été apportés par DII. À la suite de son investissement, le FSIH détenait 49,74 % du capital social de la requérante. Le reste était détenu par le groupe Duferco, par le biais de sa filiale DII.
Le 20 janvier 2016, la Commission a adopté la décision (UE) 2016/2041, concernant les aides d’État SA.33926 2013/C (ex 2013/NN, 2011/CP) mises à exécution par la Belgique en faveur de Duferco. La Commission a notamment, estimé que les conditions auxquelles le FSIH avait participé, à hauteur de 100 M€, à une augmentation du capital de la requérante, avaient eu pour conséquence de placer cette dernière dans une situation plus favorable que celle de ses concurrents, en ce qu’aucun investisseur privé n’aurait accepté d’investir dans la requérante aux mêmes conditions. Cet avantage constituait, selon la Commission, une aide d’État incompatible avec le marché intérieur.
L’arrêt du Tribunal :
La question centrale à laquelle répond clairement le Tribunal est celle des conditions de mise en œuvre du critère de l’opérateur privé en économie de marché . Ces conditions de mise en œuvre recouvrent (depuis l’arrêt EDF de 2012) deux phases « distinctes » : d’une part l’applicabilité du critère, d’autre part, ses conditions d’application.
L’applicabilité du critère :
Concernant l’applicabilité du critère, la Cour rappelle que : « les conditions que doit remplir une mesure pour relever de la notion d’« aide », au sens de l’article 107 TFUE, ne sont pas satisfaites si l’entreprise publique bénéficiaire pouvait obtenir le même avantage que celui qui a été mis à sa disposition au moyen de ressources d’État dans des circonstances qui correspondent aux conditions normales du marché.. » (point 31 de l’arrêt du 18/09/18). Dans cette mise en perspective des conditions de marché : « seuls les bénéfices et les obligations liés à la situation de ce dernier (l’Etat) en qualité d’actionnaire, à l’exclusion de ceux qui sont liés à sa qualité de puissance publique, sont à prendre en compte » (idem point 33).
Par son arrêt du 16 janvier 2018, EDF/Commission, (AFF T‑747/15) suite à l’arrêt « Commission c/ EDF », (AFF. C-124P), le Tribunal a « clairement » indiqué que l’applicabilité du critère de l’investisseur privé dépend, en définitive, de ce que l’État membre concerné accorde en sa qualité d’actionnaire, et non pas en sa qualité de puissance publique , un avantage économique à une entreprise lui appartenant. Or et c’est là toute l’ambiguïté de la dissociation règles d’applicabilité et règles d’application du critère, l’Etat peut in fine intervenir en sa qualité d’actionnaire au capital d’une entreprise via une mesure relevant prima facie de prérogatives de puissance publique pour aider l’entreprise dont il est actionnaire. C’est la raison pour laquelle on peut considérer que la dissociation applicabilité et application est de pure forme et qu’elle signifie simplement que lorsque l’Etat intervient en tant qu’actionnaire auprès d’une entreprise, le critère d’applicabilité du critère est en principe remplie. De même, si l’Etat intervient par l’intermédiaire de prérogatives de puissance publique, l’applicabilité du critère ne doit pas pour autant être de facto écartée comme le démontre par la négative l’arrêt EDF précité.
C’est ce que confirme le Tribunal au point 41 de son arrêt : « Premièrement, s’agissant de l’applicabilité du critère de l’investisseur privé à la présente affaire, il découle de la jurisprudence rappelée aux points 34 à 37 ci-dessus que, en règle générale, ce critère est applicable plus particulièrement lorsque l’État membre a agi en qualité d’opérateur économique, et non en qualité d’autorité publique, en accordant un avantage économique à une entreprise. Aussi convient-il d’appliquer le critère de l’investisseur privé lorsque le comportement de l’État membre aurait pu être adopté, ne fût‑ce qu’en principe, par un opérateur privé agissant dans le but d’obtenir un gain ou de limiter ses pertes. Ce n’est que lorsqu’un doute existe quant à la nature de l’action d’un État membre que la Commission doit préalablement déterminer en quelle qualité ledit État membre a agi. A contrario, à défaut de doute quant à la nature de l’action de l’État membre, la Commission n’est pas tenue de déterminer si celui-ci a agi en qualité d’autorité publique ou en qualité d’opérateur économique, celle-ci étant, dans ce cas, présumée.
En d’autres termes, lorsqu’une aide présumée s’effectue sous une forme qu’aurait pu utiliser un opérateur privé (pratiquement toutes les formes imaginables y compris fiscales aux termes de l’arrêt EDF du 16 janvier 2018 précité, hors subventions), la Commission se doit de considérer qu’il s’agit en principe d’un comportement qu’aurait pu utiliser un investisseur privé et en déduire l’applicabilité du critère. Les conditions de son application ne serviront alors qu’à vérifier cette hypothèse comme cela s’est toujours fait jusqu’à présent.
En l’espèce, la Commission a émis des doutes quant à la conformité de l’augmentation de capital en cause avec le critère de l’investisseur privé. En ce sens, la Commission a donc a contrario validé l’applicabilité du critère tout en doutant de ses conditions d’application : « Il s’ensuit qu’il y a lieu de considérer que, en agissant ainsi et en raison de la contrepartie obtenue, le FSIH a entendu prendre la décision de procéder à un investissement en qualité d’actionnaire, de sorte que la question de l’applicabilité du critère de l’investisseur privé est, en l’espèce, dénuée de pertinence, celle-ci étant, en raison de la nature même de l’opération litigieuse, présumée » (idem point 43).
Et le Tribunal de conclure : « Il s’ensuit que l’argumentation de la requérante qui porte, en substance, sur une prétendue confusion entre, d’une part, la question de l’applicabilité du critère de l’investisseur privé et, d’autre part, celle de l’application de ce critère doit, en tant que telle, être écartée comme étant dénuée de pertinence. En effet, cette argumentation consiste, en réalité, en une critique des appréciations portées par la Commission dans le cadre de son analyse des documents par lesquels le Royaume de Belgique soutenait qu’un investisseur privé rationnel se trouvant dans une situation la plus proche possible de celle du FSIH aurait participé à l’augmentation de capital en cause. Cette question, qui relève exclusivement de l’application du critère de l’investisseur privé (..) » (idem point 49).
Il sera ensuite démontré par le Tribunal dans le cadre de l’examen des conditions d’application du critère que l’augmentation de capital incriminée était bien assimilable à une aide dans la mesure où aucun investisseur privé ne l’aurait effectuée dans de telles conditions.
Au final, (mise en œuvre de prérogatives de puissance publique de l’arrêt EDF mise à part), le distinguo effectué entre conditions d’applicabilité et conditions d’application du critère de l’investisseur privé n’apporte que peu (voire pas) d’amélioration sensible dans l’analyse que se doit d’effectuer la Commission et qu’il serait plutôt source de confusion que de clarification dans ce cadre.